mercredi 26 décembre 2007

Beckett, variations 1 2 3 / Geneviève Schwoebel



BECKETT, VARIATIONS 1 2 3

Geneviève SCHWOEBEL


LE CICEP : Dans le cadre du Printemps des poètes, vous avez présenté à Paris 8 un Beckett sous le titre de Variations 1 et 2. Quelle a été la nature de cette rencontre ? Quel type d’approche avez-vous mené face à une œuvre aussi singulière que celle de Beckett ?
Geneviève SCHWOEBEL : En effet, l’œuvre de Beckett déconcerte. Je parle de l’œuvre non dialoguée, celle de son dernier théâtre qui est au cœur des questionnements de l’art contemporain. Questionner Beckett revenait à questionner l’art contemporain. C’est, je crois la priorité que j’ai donnée à cet acte pédagogique et créatif avec des très jeunes étudiants de licence dans le cadre d’un atelier de recherche qui a abouti en juin dernier à la Variation 3. Dans les deux situations j’ai eu le sentiment de les immerger au sens chimique du terme dans un bain de l’art contemporain.
L’écriture de Beckett est si singulière qu’elle surprend et fascine à la fois. Comme l’art elle ne cherche pas à être claire, elle plonge dans l’obscurité même si la démarche de Beckett est précise et rigoureuse. « Arracher la farce » disait-il à son ami peintre Bram Van Velde qui comme lui n’a cessé de décrire le visage de ce qui n’a pas de visage, l’être humain confronté à son vide. « Je suis une tête » disait-il dans L’Innommable, « C’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu… » toute son entreprise a donc été de raconter ce qui se passait dans une tête, toutes ces voix, tous ces flux, ces secousses sismiques, ces micro-événements qui surgissent de part et d’autres de cette « cloison » que nous sommes entre le dedans et le dehors : « Je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre ».
C’est à cette expérience de l’organicité que Beckett nous convie. Il nous place d’autorité dans un champ expérimental. Quand nous avons abordé « NOT I », écrit en 1972 d’abord dans sa langue d’origine : l’irlandais, puis traduit et publié en français aux éditions de Minuit sous le titre « PAS MOI », nous n’étions pas certains de lire la même chose et cependant la partition textuelle était imparable, elle résistait à toute interprétation consensuelle ; il fallait l’enfiler comme un gant, l’expérimenter par le corps, la voix, le souffle. Pourtant cette pièce annule toute visibilité du corps. Déjà le titre « PAS MOI » annonce une absence préalable de sujet, le personnage principal est réduit à une bouche ; c’est BOUCHE qui parle et qui débite dans le noir un flot frénétique de paroles.
Seule BOUCHE est éclairée « de prés et d’en dessous, le reste du visage dans l’obscurité. Microphone invisible. » Ce sont les quelques indices que nous donne Beckett (il supprimera très vite dans ses propres mises en scène l’auditeur de dos, encapuchonné). On sait seulement que la voix a commencé avant le lever de rideau « inintelligible dans la semi obscurité de la salle, elle faiblira et se taira avec le retour de la lumière dans la salle. » Cette figure donc d’un flux ininterrompu que BOUCHE ne peut endiguer, ce continuum, c’est cela même que Beckett met au centre de la scène.
Est-ce pour autant un théâtre pour l’oreille ? Comment représenter cela ? C’est la préoccupation essentielle que nous avons eu durant cette première expérience. Nous tournions autour du traitement à donner à cette langue et de la forme à imaginer pour dire cet irreprésentable. Passées les premières perturbations sur nous des effets chaotiques du texte, nous avons débouché da façon inattendue sur de véritables propositions.
LE CICEP : Est-ce que vous pourriez décrire certains étapes de ce travail ?
G. SCHWOEBEL : Nous avons commencé par faire un repérage systématique du matériau sonore et typographique du texte. La partition de PAS MOI est comme trouée, elle ressemble à ces messages codés des anciens télégraphes ; le texte défile par bribes, de façon saccadée avec ses arrêts, ses relances, ses suspensions, débris de son et de sens, incompréhensibles et saisissables à la fois. La langue de Beckett fonctionne comme des particules de langage dans un univers de mots.
Il fallait donc rentrer dans la langue, l’apprivoiser puis l’essayer. Certains ont enregistré leurs propres voix chez eux pour trouver leur débit, saisir les changements de vitesse de la langue, ses variations et ses ruptures. La langue de Beckett dénude l’acteur, elle est corrosive tant elle se débarrasse de toute psychologie, de tout appui théâtral. En voici un prélèvement :
« (…) Quand soudain elle - … quoi ?... le bourdon ?… oui… silence de tombe à part le bourdon… soi-disant… quand soudain elle sent venir des… des mots !... une voix que d’abord elle ne reconnaît pas… depuis le temps… puis finalement doit avouer… la sienne… (…) -… quoi ?... le bourdon ?... oui… tout le temps le bourdon… soi-disant… tout ça ensemble… imaginez !... tout le corps comme en allé… rien que la face… bouche… lèvres… joues… mâchoire… pas une -… quoi ?... langue ? (…) … quoi ?... le bourdon ?... oui… tout le temps le bourdon… grondement de cataracte… dans le crâne… et le rayon… furetant… sans douleur… jusque là… tout ça… pas lâcher… ne sachant ce que c’est… ce que c’est qu’elle-… quoi ?... qui ?... non… ELLE !... ce que c’est qu’elle essaie… (…) »
En même temps que ces tentatives de solo, nous avons tenté quelques expériences collectives sur le plateau, une sorte de partie concertante chorale qui permettait d’entendre les voix se chevaucher entre elles et s’entrecouper, formant à elles seules des lignes de perspective dans l’espace. Chacun s’est emparé d’une phrase, d’une série, ou d’un mot seulement, qu’il lançait à bon escient, dans l’écoute collective du texte afin de créer un espace sonore ; j’avais demandé à certains qui ne craignaient pas de tomber, de chuter irrégulièrement, de façon répétitive tandis que d’autres venaient interrompre le continuum du texte par le retour de cette phrase : « Quoi ?... Qui ?... Non… Elle ? » Loin de provoquer un espace cacophonique, cet essai a permis immédiatement de révéler la structure musicale du texte, d’en faire entendre le battement tout en faisant ressortir le matériel signifiant de la partition. Parallèlement un travail associatif sur l’image s’opérait… Nous avons beaucoup regardé les peintures d’un autre irlandais, Francis BACON, ses portraits de têtes déformées, bouches contorsionnées, oreilles effacées, une même façon d’envisager des coupes, des réductions, des fragmentations du corps.
Un groupe d’étudiants issu d’arts plastiques s’est intéressé à l’image, commençant à décliner des bouts de corps sur différents supports : photo, vidéo, super8, puis à chercher les types de surface où les projeter. Cela a abouti sur la durée à une performance :
Des images de paysages fragmentés – champ de tournesols – mêlés à des fragments de visages, œil, bouche, lèvres ; images de femme voilée et de fruits défilaient sur un écran tandis qu’un homme au visage caché par un papier plastifié, assis sur une chaise, éructait plus qu’il ne disait le texte, pendant qu’une femme en robe blanche dansait dans la pénombre sous l’effet des rythmes et saccades de la voix de l’homme.
Ils avaient écrit eux-mêmes une partition sonore pour tenter de raconter les voix qui s’entrechoquent dans le texte de Beckett et les avaient traduites par un travail de sons parasitaires qui s’achevaient par un silence prolongé suivi du chant d’un coucou.
Un autre travail d’abord simple exercice d’acteur est devenu un painting : une femme au visage bandé jetait son corps contre une toile blanche, ses mains traçant des traits noirs convulsivement, à l’arraché, comme si elle figurait toute la détresse du monde et par ses gestes, témoignait de l’infatigable obstination humaine ; dans la pénombre deux hommes tantôt par impulsions douces tantôt violentes scandaient le texte. Cette proposition m’est apparue comme une mise en abîme du travail créateur, comme le geste même de Beckett s’arrachant à l’écriture, à la fois épuisé par ce combat avec la langue et prisonnier de ce que Alain Badiou nomme chez Beckett « l’increvable désir » pour l’humanité.
Dans ce work in progress, très vite, le texte de Beckett PAS MOI est devenu un matériau et l’acteur, un performer puisqu’en s’appropriant un fragment l’acteur composait son propre espace.
Beckett nous a ouvert à la décomposition des moyens de la représentation propre à l’art contemporain : voix dissociée de la présence de l’acteur, écart entre le locuteur et le texte, une lumière pouvant tenir lieu de personnage tandis que l’acteur peut se trouver tapi dans l’ombre. Une nouvelle tension dramatique et émotionnelle s’est mise à charger la scène nous invitant à convoquer de nouvelles associations.
LE CICEP : Vous avez choisi pour titre le nom de VARIATION plutôt que le titre de la pièce de Beckett ?
G. SCHWOEBEL : Oui, c’est que la variation obéit à la fois à un principe de composition et à un processus pédagogique. Ici, le thème serait la pièce PAS MOI et les variations, toutes les propositions de représentation qui en ont été faites. J’ajouterai cependant qu’il ne s’agit pas d’un exercice théâtral qui proposerait plusieurs lectures – cela, je l’ai beaucoup pratiqué dans un travail de répertoire pour ouvrir le plus possible un texte et faire entendre qu’il n’y avait pas qu’une lecture ; cette liberté je la tenais d’un travail d’atelier que j’avais fait avec A. Vitez autrefois – Ici, comme je l’expliquais toute à l’heure, le texte PAS MOI dans son investigation formelle est vite devenu un matériau plus qu’une matière d’interprétation pour l’acteur ; dans les deux cas, il ne s’agit pas moins de s’appuyer sur la littéralité du texte, seulement le processus et la finalité sont entièrement différents. L’une aboutira sur une performance qui ne se mesure à rien d’autre qu’elle-même, elle-même proposant sa propre littéralité, l’autre conduira à une mise en scène de plus dans le champ des interprétations ouvertes du texte.
Ce qui m’a conduite à ce processus de la variation, c’est qu’elle était inscrite au cœur même de l’œuvre de Beckett. On pourrait dire sans trop généraliser que toute l’œuvre de Beckett est un grand poème de la Variation. C’est ce qui en fait la force musicale.
Aussi quand nous avons dû affronter l’écriture de PAS MOI, le caractère interminable, essoufflant, épuisant du flux de parole du texte nous est apparu insurmontable, personne ne voulait plus passer sur scène, j’étais en face d’une épreuve… déjà, du vivant de Beckett, la grande actrice Bilie Whitelaw première interprète à Londres de Not I, avait fait, selon le biographe de Beckett, de la privation sensorielle.
J’ai proposé que chacun revienne la semaine prochaine avec une phrase de son choix ou un fragment dont il ferait l’expérience – ce n’était pas long à apprendre, ils pouvaient s’en tenir à un simple travail d’oralité – je leur demandais cependant une courte dramaturgie imaginaire de leur projet selon qu’ils choisissaient une partition solo, à deux ou à trois, des voix du texte. Leurs propositions ne devaient pas excéder 7mn.
J’essayais moi-même un quintet devant eux en prolongeant une proposition rythmique que l’une d’elles avait faite très subtilement en juxtaposant un air de Hugues Le Bars : AREPO à la partition textuelle de Beckett, cela créait une drôlerie qui invitait au décollement.
Cette séance a été capitale, elle a déclenché quantités de permissions… J’avais rappelé le sacro-saint droit à l’erreur, indispensable à une prise de risques, indispensable aussi au sein d’une université où le savoir reste encore régnant.
Mais ce qui m’a guidé en réalité, c’est le bâti même de la structure du texte, la phrase de PAS MOI est construite dans un mouvement circulaire où la variation est au centre de la dynamique de la pièce ; ce mouvement crée une véritable tension dramatique ; or chaque boucle décline une trajectoire de vitesses, chacun pouvait donc entrer dans un cercle et y dessiner une forme… La variation inhérente à la composition devenait un principe directeur de déconstruction qui engendrait à son tour des combinatoires possibles… D’où cette démultiplication chorégraphique de BOUCHE que vous avez pu voir, lors du Printemps des poètes, avec les corps : Couché, assis, debout, renversé, lèvres rouges, que nous avions intitulé BOUCHE FOLLE, qui jouait avec le principe de la sérigraphie et le plaisir évident de la variation à l’infini…
LE CICEP : D’où la variation 2 et 3 ?
G. SCHWOEBEL : La variation 2 obéi davantage à des contingences de salle. Nous avions fait le pari avec d’autres enseignants chercheurs d’occuper plusieurs espaces à la fois pour célébrer ce Printemps des poètes 2003. J’ai donc accepté de présenter certaines de ces petites inventions dans le studio-théâtre. Il s’agissait donc d’avantage d’une transposition, d’un jeu avec la réduction de l’espace puisque le travail théâtral est né dans le grand espace de l’amphy 4.
En revanche plus que jamais le principe de la variation comme processus pédagogique a fonctionné dans la variation 3. Le corpus de l’œuvre était plus vaste et l’étude de Beckett plus systématique puisque nous étions dans le cadre d’un atelier de recherche sur cet auteur : nous nous sommes aventurés davantage sur l’espace sonore de l’écriture poétique de Beckett. Dès les premières séances, à l’écoute de différents textes que j’avais prélevés : Cap Au Pire, L’innommable, Berceuse, Pour en finir… la variation nous arrivait à l’oreille comme la musique intérieure de Beckett, ses glissements, ses substitutions, ses répétitions incessantes. Cette fameuse voix intérieure à qui Beckett avait fini par prêter une compagnie, nous lui avons trouvé à notre tour une chambre d’échos. L’espace du studio se prêtait très bien à ce type d’exercice ; nous l’avons utilisé dans sa littéralité avec ses lieux de réverbération sonore, sa chambre rouge où nous avons fait asseoir le public pour écouter Berceuse sur un mode confidentiel ; son carré rouge, façon design où dans l’espace triangulaire l’une d’elles avait placé un petit orchestre muet avec quatre pupitres en ferraille et un métronome et enfin le rideau rouge, pure anomalie théâtrale à l’endroit où il est placé, qui creusait une chambre obscure au centre, d’où s’élevait la voix, une voix différée venant d’un autre lieu.
La variation s’est mise en place dans le processus de fabrication de l’espace scénique qui à la manière de l’espace textuel, s’est mis, en se démultipliant, à composer ses propres déclinaisons et cadrages.
Quelqu’un m’a demandé si je mettrais Beckett dans les symbolistes ; ça m’a paru aussi incongru que de le mettre dans le théâtre de l’absurde. Beckett reste inclassable. Il détestait les catégories dans lesquelles on le mettait. Beckett confiait son œuvre de préférence aux musiciens et ses amis étaient peintres. Je crois que comme eux, il s’intéressait à la matière (celle des mots), au rythme, à la perception, à la pensée ; qu’il cherchait l’élémentaire un peu comme le décrit Oscar Schlemmer en 1928 dans ses réflexions sur le théâtre et l’abstraction où il tente de définir l’abstrait comme une opération de « simplification », de « réduction à l’essentiel », à « l’élémentaire pour opposer une unité à la multiplicité des choses » et ajoute-il « cela signifie la découverte du dénominateur commun, du contrepoint (non seulement en musique), de la loi dans l’art. (…) » et il continue, « comme la musique de J. S. Bach qu’il faut appeler abstraite parce qu’elle est disjointe (…) soumise à la mathématique et au contrepoint, (…) soutenue bien sûr par la grandeur d’une idée ». Y aurait-il donc une convergence entre la recherche de l’abstraction et l’art de la variation ?
Et quand, à propos de la danse, le même Schlemmer dit qu’elle doit « se suffire à elle-même » ne pourrait-on l’appliquer à Beckett qui en faisant de son théâtre une matière réduite à l’état brut dénude l’espace théâtral jusqu’à l’abolir, jusqu’à le réduire à la seule voix du poème et à son lieu d’origine, le silence.

article publié au « Cahier de Poétique » n° 9 du CICEP – Centre International Inter-Universitaire de Création d’Espaces Poétiques. Université Paris VIII

Aucun commentaire: