"Cahier de Poétique n° 13", CICEP édition, Université Paris VIII
Un Chantier de Transformateurs ou
l’écart comme processus de transformation artistique
Par Geneviève Schwoebel
Le 6 avril 2007 j’ai proposé dans le cadre des séminaires du
CICEP l’idée d’ « Un chantier de transformateurs » dont l’invité
principal était Daniel Danetis, Professeur à l’UFR ARTS de Paris
8 en arts plastiques. Nous nous étions mis d’accord pour tenter
de confronter nos expériences en arts plastiques et en théâtre
à travers les expérimentations de certains de nos étudiants de
Master2. Volontairement j’ai proposé ce mot de transformateur
par allusion à cette expérience que Daniel Danetis avait faite
dans l’espace public à Bagneux sur les murs des transformateurs
EDF, expérience de peintures murales exécutées par un groupe
pluridisciplinaire d’étudiants de Paris8 en 2006, en liaison avec
les habitants et la collaboration de certains artistes. Ce mot
de transformateur me convenait tout à fait pour raconter les
nouvelles connexions et situations qui s’effectuent aujourd’hui
entre artistes de tout bord et le spectacle vivant, le mot de performeur
restant souvent incertain pour désigner cette alchimie
poétique qui se produit dans la rencontre et dans le partage des
pratiques entre elles. Aurélie Guillemot et Bino Sauitzvy se sont
prêtés au jeu de cette confrontation tout au long de l’année, il en
est sorti un croisement fécond qui à certaines phases du travail
ressemblait à une hybridation des deux constituants comme s’il
fallait garder l’écart dans le jeu de la fabrication avant de se
réapproprier chacun à son tour son propre parcours. Aurélie
Guillemot dite Lika est plasticienne, Bino Sauitzvy est acteur
/metteur en scène, danseur/ circassien.
Geneviève Schwoebel : Aujourd’hui, vous arrivez au terme
des processus de votre rencontre dont nous avons déjà eu quelques
aperçus visuels sous forme de vidéos, performances, photos,
pourriez vous témoigner des différents moments de cette fabrication?
Lika (Aurélie Guillemot) : Dans la rencontre avec Bino Sauitzvy,
je comptais au début simplement le filmer en train de danser
mais très vite l’envie comme on dit communément d’y mettre
son grain de sel, a fait que ça a fabriqué cet objet : Attaches-peaux,
une vidéo qui atteste d’un jeu avec le pli, le dépliement,
l’empilement des couches et des enveloppes du corps, les peaux et ses retournements, ses envers, toute une fouille que je n’avais pas imaginée. Avant je travaillais avec un
seul fi l qui me servait de corps architectural. L’an passé, dans
le cadre du Printemps des poètes à Paris8, j’ai fait l’installation
Fil d’air qui se tenait dans le couloir transparent qui mène de la
bibliothèque au bâtiment B, c’était dans un lieu de passage.
Au fond de moi-même je désirais, sans trop savoir par où passer,
engager quelque chose de plus de mon corps, inventer un
lieu où le spectateur pourrait davantage pénétrer, trouver en
quelque sorte un mode d’imprégnation. La rencontre avec Bino
a donc stimulé cette envie intérieure et facilité chez moi ce qui
était entravé, le corps, là où pour lui c’était son instrument.
L’idée m’est donc venue cette année de fabriquer quelque chose
autour de l’hibernation entre l’habit et l’abri…Je commençais
un tricot rouge (rouge comme le fi l de laine que j’avais utilisé
l’an passé dans l’exposition) je commençais le 22 décembre
2006 et je décidais de faire un carré par jour sur la période
d’hiver. Parallèlement Bino inaugurait pour la première fois sur
un plateau de théâtre à Paris8 (amphi4), à la même date, les
premières expériences de H to H. Je tricotais donc chaque jour
n’importe où, dans les cafés, dans le métro ou chez moi, seule,
ou avec d’autres, un carré rouge.
Geneviève Schwoebel : Ça ressemble à une tâche quotidienne.
Jean Luc Godard disait « Peut être qu’après tout, en Art, il suffit
d’accomplir ses tâches ». Est-ce que c’est une idée comme ça qui
vous motive ?
Lika : La tâche quotidienne pour moi, c’est d’éviter le non
travail de la grande chose que tu ne fais pas. En même temps le
Grand OEuvre, c’est ce qui dépasse mon corps.
G. S. : Faire descendre l’oeuvre de son piédestal ?
Lika : Faire plutôt la petite chose chaque jour.
G.S : Dans ce cas là, où est l’écart avec l’art ? Si la tâche est un
rituel quotidien, fi nalement comme une tâche ménagère, qu’est
ce qui le différencie ?
Lika : La contrainte, les règles : 1 carré par jour/ 1photo par
jour/ 1 petit texte comme un journal de bord. Et aussi le fait que
se met en place une figure finale.
jour/ 1 petit texte comme un journal de bord. Et aussi le fait que
se met en place une figure finale.
G.S : Ça me rappelle le peindre Opalka, qui, avant chaque
tableau, se photographie tous les jours comme s’il prenait à chaque
fois la mesure de l’oeuvre en même temps que celle du temps
et de son vieillissement et ce, jusqu’à sa mort.
Lika : Moi, je ne parcours que deux saisons. Pour la performance
de Printemps, je travaille sur des petits rectangles de
broderie dans lesquels j’insère des phrases.
G.S : J’en vois une en effet : « Ne pas parler politique en famille» ou bien ici : « rien n’est grave» (rires) Vous commencez donc par le tout petit ?
Lika : Le fragment prend sa dimension d’unité quand les
fragments se rejoignent : Je vais du petit au monumental.
G.S : Le fragment n’est donc pas l’oeuvre ?
Lika : Si mais ça dépend comment on le présente, si c’est dans
un ensemble ou en tant que tel, dans un espace ou dans un jeu
avec d’autres formats.
G.S : Revenons à cette idée de tricot et d’hibernation. Comment est née cette histoire de cabane à habiter, une cabane à taille humaine, une sorte d’enveloppe, de seconde peau ?
J’ai été très intéressée par une série de photos que vous avez faites, où, littéralement un mètre est posé sur un drap au sol, et tour à tour vous semblez mesurer votre corps dans des postures
et configurations multiples dans la limite du rectangle qui vous est imparti. Comment vous est venue cette idée ?
Bino Sauitzvy : comme une séance de travail au théâtre, sous forme d’improvisation. C’est Lika qui a posé la contrainte puisque j’étais sur son territoire, et j’ai joué avec. Elle a fabriqué un carré parfait à sa taille : 1 m 73 selon les lois des proportions de Leonard de Vinci. On s’est aperçu qu’on avait la même taille, c’était déjà un hasard intéressant ; la taille devenait le format. Chacun à son tour, s’est amusé alors à habiter l’espace avec son corps.
G.S : En effet on voit Bino se recroqueviller, se détendre
comme un chat, jouer avec toutes les élasticités possibles. Lika
à son tour, balance d’un coup son corps sur la ligne-frontière
(le fameux mètre au centre du carré blanc) et elle déjoue par ce
mouvement la limite imposée par elle-même. Plus tard en fi n de
saison, ce carré blanc est remplacé par le rouge de l’ensemble des
petits carrés de tricot et commence une nouvelle performance où,
en accéléré, on voit des mains déposer à toute allure des objetsaccessoires
du corps, que s’est-il passé entre temps ?
B.S. : En croisant nos deux univers, le corps s’est comme
contaminé. Lika se meut dans un univers enfantin, moi plutôt
tragique, je joue avec la chute, le danger, le risque constant, le
handicap.
G.S : C’est vrai que dans H to H, c’est parfois à la limite de
l’insupportable. En te voyant tomber ainsi à répétitions, je pensais
toujours à la phrase de Kafka : « Il y a comme un fi l tendu au sol qui est là, semble-t-il, pour nous faire trébucher ». Cependant lors d’une séance de spectacle « Au Regard du Cygne » à Paris, le public n’a pas cessé de rire.
B.S. : Il y avait des handicapés et beaucoup d’enfants ce soir
là. Avec Lika nous devions nous rejoindre à mi chemin, entre cet
humour là et l’abîme. Je devais pour la performance finale, naître
dans cette cabane puisqu’elle voulait qu’il y ait un corps, il y avait
donc un risque. Je ne savais pas comment j’allais y arriver, comment
j’allais sortir, le carré était cousu, il fallait rompre le fil.
G.S : Oui, c’est magnifi que cette fin, et totalement inattendu.
Je vous avais lancé, il y a plusieurs mois sur le terrain dangereux
du masculin/ féminin, écarts et frontières, ici, ça se fait littéralement
devant nous.
Lika : Pour cette performance, on a commencé à déposer
sur le carré rouge des objets accessoires du masculin /féminin,
apportés par chacun: collants, perruque, chaussures, passeport,
faux ongles, gaine, de façon aléatoire.
G.S : On voit à vue « le corps-cabane » se métamorphoser, un
corps étrange, hybride, mi-masculin / mi-féminin : Une femme
aux cheveux noirs apparaît, elle porte des talons hauts, c’est un
troisième corps qui naît… Comment avez vous fait pour capturer
le moment de ce processus de travail ?
Lika et B.S : Nous avons dû inventer un troisième oeil, le retardataire
en photo qui permet de s’auto-photographier. De même,
on peut dire que la vidéo a été l’élément transitionnel qui nous a
permis de faire cette expérience de confrontation. Lika a appris
le montage ; la video-art est devenue un nouveau support de
travail qu’on intégrera dans le dispositif final.
G.S : En regardant vos parcours réciproques, je pensais qu’en
fait l’écart pré-existait par vos pratiques initiales, du moins elles
prédisposent à la rencontre et à la capacité de s’ouvrir à la
transformation. Souvent on se demande ce que c’est qu’un plasticien,
qu’est ce qu’il fait au juste ? Quel est son matériau ? Sa
pratique d’origine : peinture, sculpture, dessin ? Quel est son
apprentissage ? Idem pour le Performeur ? Est-ce un acteur, un
danseur ? Un homme de cirque ? Ces formations multiples sont
en elles-mêmes, déjà des déplacements artistiques.Est-ce que ce
processus de l’écart n’est pas déjà à l’oeuvre dans vos pratiques et
permet de générer tout simplement ces interactions ?
B.S. : Pour moi être performeur, c’est précisément ce non endroit,
ce nulle part qui autorise ce champ d’ouverture esthétique.
Tu n’es plus cadré. La performance passe par la négation, on ré- invente
avec les ingrédients qu’on a; c’est pourquoi l’autobiographie
est devenue comme en arts plastiques, une nécessité pour fabriquer
sa mémoire, ses propres inventaires, se constituer des archives, partir
de ses affects mais aussi des techniques dont on dispose.
Michel Foucault et Gilles Deleuze parlent de l’art comme moteur
de transformation du vivre. L’homme ne cesse de se ré-inventer
à travers l’art et le vivre. L’art serait donc l’écart, le générateur
indispensable qui permettrait ces nouvelles expériences.
On pourrait « possibiliser » la vie autrement.
G.S : On entend bien le mot, grâce à la langue étrangère de
« potentiel d’énergie », de capacité à « rendre possible », l’écart
comme lieu des potentialités énergétiques, ça renvoie bien à cette
idée première du transformateur électrique, un générateur de
transformations à l’oeuvre.
B.S. : Oui mais cette énergie ne se fait pas sans intercesseurs
comme le dit G. Deleuze. Dans le processus créatif il y a une part instinctive, il faut qu’on
puisse partager son univers avec quelqu’un, qu’on puisse créditer
son écoute, son regard. En art on part souvent d’un processus
informel où on ne peut prévoir les choses, c’est là que chacun
devient l’intercesseur 1 de l’autre. Si on n’a pas d’intercesseurs il
faut les fabriquer.
C’est pourquoi la rencontre est si importante parce qu’elle va
créer de nouveaux chemins, de nouvelles combinatoires.
L’opportunité de croiser quelqu’un comme dans le cas de l’invitation,
pour nous master2, de participer à l’expérience des
Fictions Expérimentales 2 de l’atelier, en particulier pour moi, à
un moment où j’allais cesser de poursuivre mes études, a permis
de créer des nouveaux agencements et de nouvelles connexions
dans mon travail.
G.S : L’idée de transformateurs est liée effectivement à la création
d’ensembles ; de nouvelles séries se font entre plusieurs personnes.
Des interactions se fabriquent à travers l’espace partagé.
Quand on est chacun dans un domaine, on capture les choses de
l’autre en les ramenant dans son univers et en les transformant,
on les relance dans le pot commun. C’est le contraire du vol du
prédateur, c’est une danse à plusieurs. Dans cette confrontation,
dans ce désir de faire ensemble il y a bien sûr une perte d’identité,
née de ces espacements, de ces territoires inconnus entre les pratiques
et l’histoire de chacun mais c’est dans les jeux de cet écart
que se fabrique un devenir.
B.S. : C’est un processus de dépersonnalisation, de perte de
l’ego. On se défait pour construire une nouvelle chose. On saisit
l’outil de l’autre, on le transforme et en le multipliant, on invente
une nouvelle possibilité d’existence.
G.S : La création se propage et la joie avec, comme si selon
l’esprit de Bergson, on ravivait l’élan vital, la mémoire brute de
la vie.
NOTES
1. Pourparlers de G. Deleuze, éd.Minuit.2
2. Fictions Expérimentales par l’atelier : Installation/Evénement/Performance
dirigé par G.Schwoebel, Printemps des poètes 2007.
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